L’islam chiite et les Frères musulmans : une alliance à l’ordre du jour ?

La répression à laquelle les Frères musulmans sont confrontés en Égypte et dans plusieurs États du Golfe, ainsi que la reprise des sanctions contre l’Iran et ses alliés, pourraient annoncer une alliance politique sans précédent

L’une des conséquences inattendues les plus intéressantes de l’assassinat de Jamal Khashoggi a été l’émergence d’un conflit pour le leadership du monde musulman.

Cela semble être l’une des motivations de l’exploitation politique de l’affaire par la Turquie, par le biais de ses fuites au compte-goutte qui embarrassent les dirigeants saoudiens actuels. Le leadership revendiqué par la famille al-Saoud dans le monde musulman, fondé sur le statut de gardien des deux saintes mosquées de La Mecque et Médine dont bénéficie le royaume saoudien, est plus que jamais remis en question.

Les aspirations du président turc Recep Tayyip Erdoğan à un rôle de premier plan dans le monde musulman ne sont pas nouvelles. Le soutien qu’il a apporté aux Frères musulmans et au Qatar a alimenté les tensions avec l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et l’Égypte, qui considèrent l’organisation comme une menace existentielle.

Alors que l’Iran et les Frères musulmans sont de plus en plus dépeints comme des menaces existentielles pour les autocraties laïques et monarchiques arabes, il est difficile d’imaginer le niveau de menace qu’un éventuel mariage de leurs intérêts pourrait éveiller

Les deux camps soutiennent également des factions opposées en Libye depuis plusieurs années et Ankara a ouvertement pris parti pour Doha dans le blocus du Qatar dirigé par l’Arabie saoudite.

L’équilibre régional du pouvoir

Cette course au leadership du monde musulman, à laquelle les chancelleries et les médias occidentaux n’ont jusqu’à présent accordé que peu d’attention, pourrait évoluer en une expérience encore plus traumatisante qui bouleverserait davantage l’équilibre régional du pouvoir : une alliance sur le terrain entre les Frères musulmans et l’islam politique chiite.

Bien qu’au cours des sept dernières années, ces deux mouvements aient occupé des camps opposés sur le champ de bataille syrien, la mentalité à somme nulle qui caractérise la confrontation entre les États-Unis, Israël, l’Égypte, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis d’une part et l’Iran, l’Irak, la Syrie et le Hezbollah de l’autre pourraient en faire des alliés.

La répression à laquelle les Frères musulmans sont confrontés en Égypte et dans d’autres États du Golfe, ainsi que la reprise des sanctions contre l’Iran et ses alliés, pourraient aboutir à l’approche classique selon laquelle « l’ennemi de mon ennemi est mon ami ».

Quasiment inaperçu, le lien entre les Frères musulmans et l’islam politique chiite existe depuis des décennies. Parmi les principaux traducteurs en farsi de l’œuvre de Sayyid Qutb – principal théoricien des Frères musulmans et principal adversaire du président égyptien Gamal Abdel Nasser – figure le guide suprême iranien, l’ayatollah Ali Khamenei.

Exécuté en 1966, Qutb a refusé d’être gracié, employant ces termes : « Mes mots seront plus forts s’ils me tuent. » Ses œuvres ont eu une influence considérable sur le monde musulman et l’islam politique, y compris dans les cercles de l’islam politique chiite.

Le Parti islamique Dawa, fondé par l’un des chefs religieux chiites les plus vénérés, l’ayatollah Mohammed Bakr al-Sadr, comptait des membres sunnites. Al-Sadr a été exécuté en 1980 pour son opposition au régime de Saddam Hussein.

Les œuvres de Qutb ont également joué un rôle important dans la période qui a précédé la révolution islamique en Iran.

La lutte contre l’opposition

Les Frères musulmans et l’islam politique chiite semblent tous deux animés d’une vision sociologique commune du rôle de l’islam dans la société, à savoir la lutte pour l’équité et contre l’oppression et l’injustice. En dehors de la Syrie, il est indéniable que l’Iran et ses alliés sont de plus en plus confrontés aux mêmes ennemis que les Frères musulmans.

Les deux camps méprisent l’idée d’une hégémonie occidentale dans la région et ceux qui semblent être ses « agents et larbins locaux », qu’il s’agisse d’Israël ou d’autocraties arabes, tout comme ils voient la Palestine et le Yémen comme les exemples les plus évidents d’oppression et d’injustice et estiment que le mode de vie et la corruption de certains royaumes arabes sont une insulte à l’équité prêchée par l’islam.

Au cours des quatre dernières décennies, le Moyen-Orient a connu deux glissements tectoniques d’ordre géopolitique : la révolution iranienne de 1979 et l’invasion de l’Irak par les États-Unis en 2003. Leurs conséquences, intentionnelles et non intentionnelles, sont toujours palpables et le seront encore longtemps. S’il n’avait pas été brutalement écrasé, le Printemps arabe de 2011 en aurait été un autre.

Le président iranien Hassan Rohani prend la parole lors d’un rassemblement à Shahroud, le 4 décembre 2018 (présidence iranienne/AFP)
Le président iranien Hassan Rohani prend la parole lors d’un rassemblement à Shahroud, le 4 décembre 2018 (présidence iranienne/AFP)

Cependant, rien ne changerait autant la donne que l’alignement possible des Frères musulmans et des mouvements de « résistance » chiites ; leur lien serait entretenu par un élan politique fondé sur une compréhension religieuse et sociale qui pourrait être sans précédent dans l’histoire récente de la région.

Si ce scénario se concrétisait, l’axe américano-israélo-saoudien ne pourrait guère l’empêcher, à moins de déclencher une nouvelle guerre majeure

Alors que l’Iran et les Frères musulmans sont de plus en plus dépeints comme des menaces existentielles pour les autocraties laïques et monarchiques arabes, il est difficile d’imaginer le niveau de menace qu’un éventuel mariage de leurs intérêts pourrait éveiller, celui-ci étant susceptible de se traduire par une action politique et militaire concertée sur le terrain.

Déloger les États-Unis

Cibler deux ennemis différents en même temps constitue généralement un mauvais choix stratégique. Mais les États-Unis et leurs alliés régionaux, notamment Israël et l’Arabie saoudite, ont ignoré cette leçon fondamentale.

Ils ont conçu une politique téméraire, basée sur une ambition commune, à savoir acculer l’Iran pour le contraindre à un changement de régime et contenir les intérêts et les aspirations de la Turquie, tout en vendant à la rue arabe une solution indigeste à la question palestinienne à base de « bantoustans ».

Or, le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane semble avoir démoli son pouvoir de persuasion après l’imprudence dont il a fait preuve lors de l’affaire Khashoggi. Les capacités du Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou sont quant à elles bridées par les élections israéliennes à venir et les enquêtes judiciaires sur ses transactions obscures. Et la politique syrienne de Trump a créé une grande confusion parmi ses alliés régionaux quant à la sortie des États-Unis, quelle que soit l’intensité des navettes diplomatiques de Mike Pompeo.

Dans le même temps, alors qu’Israël et certains pays arabes ne cachent plus leurs contacts grandissants et leurs intérêts convergents, la Turquie et l’Iran pourraient trouver commode la synergie entre les Frères musulmans et l’islam politique chiite. Les deux pays pourraient procéder à une refonte de la carte géopolitique du Moyen-Orient en une sorte de copropriété, avec la Russie dans le rôle de l’administrateur vigilant.

Le pragmatisme de Téhéran, Ankara et Moscou, conjugué à leur désir partagé de déloger les États-Unis de la région, pourrait leur permettre de gérer les contradictions inhérentes à leur relation, représentées par la survie de Bachar al-Assad en Syrie.

Si ce scénario se concrétisait, l’axe américano-israélo-saoudien ne pourrait guère l’empêcher, à moins de déclencher une nouvelle guerre majeure qui s’étirerait sur des décennies et dont l’issue serait incertaine.

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