Les succès de la diplomatie russe au Moyen-Orient

Les changements politiques qui transforment le Moyen-Orient depuis deux mois sont la résultante non pas de l’écrasement de protagonistes, mais de l’évolution des points de vue iranien, turc et émirati. Là où la puissance militaire états-unienne a échoué, la finesse diplomatique russe a réussi. Refusant de se prononcer sur les crimes des uns et des autres, Moscou parvient à pacifier lentement la région.

De nouveaux rapports de force et un nouvel équilibre se mettent discrètement en place dans la vallée du Nil, au Levant et dans la péninsule arabique. Au contraire, la situation se bloque dans le Golfe persique. Ce changement considérable et coordonné touche différents conflits apparemment sans lien entre eux. Il est le fruit de la patiente et discrète diplomatie russe [1] et, dans certains dossiers, de la relative bonne volonté US.

À la différence des États-Unis, la Russie ne cherche pas à imposer sa vision du monde. Elle part au contraire de la culture de ses interlocuteurs qu’elle modifie par petites touches à son contact.

Recul des jihadistes et des mercenaires kurdes en Syrie

Tout à commencé le 3 juillet : un des cinq fondateurs du PKK, Cemil Bayik, publiait une tribune libre dans le Washington Postappelant la Turquie à ouvrir des négociations en levant l’isolement de son prisonnier le plus célèbre : Abdullah Öcalan [2]. Soudain, les visites en prison du leader des Kurdes autonomistes de Turquie, interdites depuis 4 ans, furent à nouveau autorisées. Cette ouverture était un secret de polichinelle. La rumeur en avait été répandue par le Parti républicain du peuple qui la considérait comme une trahison. Dans l’attente d’une clarification, ses électeurs s’étaient abstenus lors de l’élection municipale d’Istanbul, le 23 juin, infligeant une sévère défaite électorale au candidat du président Erdoğan.

Simultanément, les combats reprenaient dans la zone occupée par Al-Qaïda au Nord de la Syrie, le gouvernorat d’Idleb. Cet Émirat islamique n’a pas d’administration centrale, mais une multitude de cantons affectés à des groupes combattants divers. La population est nourrie par des « ONG » européennes affiliées aux services secrets de ces pays et la présence de l’armée turque dissuade les jihadistes de tenter de conquérir le reste de la Syrie. Cette situation étant peu avouable, la presse otanesque présente l’Émirat islamique d’Idleb comme le paisible refuge des « opposant modérés à la dictature d’Assad » Soudain, Damas, appuyé par un soutien aérien russe, a commencé à reconquérir le territoire et l’armée turque à se retirer en silence. Les combats sont extrêmement meurtriers, en tout premier lieu pour la République. Cependant, après plusieurs semaines, l’avancée est notable, de sorte que si rien ne l’arrête, la province pourrait être libérée en octobre.

Le 15 juillet, à l’occasion du troisième anniversaire de la tentative de l’assassinat dont il fut l’objet et du coup d’État improvisé qui suivit, le président Erdoğan annonçait la redéfinition de l’identité turque, non plus sur une base religieuse, mais nationale [3]. Il révélait aussi que son armée allait balayer les forces du PKK en Syrie et transférer une partie des réfugiés syriens dans une zone frontalière de 30 à 40 kilomètres de profondeur. Cette zone correspond à peu près à celle dans laquelle le président Hafez el-Assad avait autorisé, en 1999, les Forces turques à réprimer d’éventuels tirs d’artillerie kurde. Après avoir annoncé que le Pentagone ne pouvait pas abandonner ses alliés kurdes, des émissaires états-uniens vinrent à Ankara faire le contraire et approuver le plan turc. Il s’avère que, comme nous l’avons toujours dit, les chefs du « Rojava », ce pseudo État autonome kurde en terre syrienne, sont presque tous de nationalité turque. Ils occupent donc la région qu’ils ont nettoyée ethniquement. Leurs troupes, de nationalité syrienne, envoyèrent alors des émissaires à Damas pour demander la protection du président Bachar el-Assad. Rappelons que les Kurdes sont une population nomade sédentarisée au début du XXème siécle. Selon la Commission King-Crane et la conférence internationale de Sèvres (1920), un Kurdistan n’est légitime que dans l’actuel territoire turc [4].

Il est peu probable que la France et l’Allemagne laisseront la Syrie reconquérir la totalité de l’Émirat islamique d’Idleb et abandonneront leur fantasme de Kurdistan, n’importe où (en Turquie, en Iran, en Iraq ou en Syrie, mais pas en Allemagne où ils sont pourtant un million). Ils pourraient y être contraints.

De même, malgré les discussions actuelles, il est peu probable que si la Syrie se décentralise, elle accorde la moindre autonomie à la région qui fut occupée par les Kurdes turcs.

Après plusieurs années de blocage, la libération du Nord de la Syrie repose uniquement sur le changement de paradigme turc, fruit des erreurs états-uniennes et de l’intelligence russe.

Partition de facto du Yémen

Au Yémen, l’Arabie saoudite et Israël soutiennent le président Abdrabbo Mansour Hadi en vue d’exploiter les réserves pétrolières qui sont à cheval sur la frontière [5]. Ce dernier doit faire face au soulèvement des zaïdites, une école du chiisme. Avec le temps, les Saoudiens ont reçu l’aide des Émiratis, et la Résistance zaïdites de l’Iran. Cette guerre, alimentée par les Occidentaux, provoque la pire famine du XXIème siècle.

Cependant, contrairement à l’organisation des deux camps, le 1er août, les gardes-côtes émiratis ont signé un accord de coopération transfrontalier avec la police des frontières iranienne [6]. Le même jour, le chef de la milice yéménite financée par les Émirats (dite « Conseil de transition du Sud » ou « Ceinture de sécurité » ou encore « séparatistes »), Abu Al-Yamana Al-Yafei, a été assassiné par les Frères musulmans du parti Islah financé par l’Arabie saoudite [7].

À l’évidence l’alliance entre deux princes héritiers d’Arabie et des Émirats, Mohammed ben Salmane (« MBS ») et Mohammed ben Zayed Al Nahyane (« MBZ »), est malmenée.

Le 11 août la milice soutenue par les Émirats prenait d’assaut le palais présidentiel et divers ministères à Aden, malgré le soutien de l’Arabie au président Hadi ; lequel était déjà réfugié depuis longtemps à Riyad. Le lendemain, « MBS » et « MBZ » se rencontraient à La Mecque en présence du roi Salmane. Ils rejetaient le coup d’État et appelaient leurs troupes respectives au calme. Le 17 août les pro-Émiratis évacuaient en bon ordre le siège du gouvernement.

Durant la semaine où les « séparatistes » avaient pris Aden, les Émirats contrôlaient de facto les deux rives du très stratégique détroit de Bab el Mandeb reliant la mer Rouge à l’océan Indien. Maintenant que Riyad a préservé son honneur, il va falloir accorder une contrepartie à Abou Dhabi.

Sur ce champ de bataille, le changement est imputable aux seuls Émirats qui, après avoir payé un lourd tribu, tirent la leçon de cette guerre ingagnable. Prudents, ils se sont d’abord rapprochés des Iraniens avant d’envoyer ce coup de semonce à leur puissant allié et voisin saoudien.

Chaises musicales au Soudan

Au Soudan, après que le président Omar el-Béchir (Frère musulman dissident), ait été renversé par des manifestations de l’Alliance pour la liberté et le changement (ALC) et que la hausse du prix du pain ait été annulée, un Conseil militaire de transition était placé au pouvoir. Dans la pratique, cette révolte sociale et quelques milliards de pétro-dollars permettait à l’insu des manifestants de faire passer le pays d’une tutelle qatarie à une autre saoudienne [8].

Le 3 juin, une nouvelle manifestation de l’ALC était dispersée dans le sang par le Conseil militaire de transition, faisant 127 morts. Face à la condamnation internationale, le Conseil militaire engageait des négociations avec les civils et concluait un accord le 4 août, qui fut signé le 17. Pour une période de 39 mois, le pays sera gouverné par un Conseil suprême de 6 civils et de 5 militaires, dont l’accord ne précise pas les identités. Ils seront contrôlés par une Assemblée de 300 membres nommés et non pas élus, comprenant 67 % de représentants de l’ALC. Il n’y a évidemment rien de démocratique là dedans et aucune des parties ne s’en plaint.

L’économiste Abdallah Hamdok, ancien responsable de la Commission économique des Nations unies pour l’Afrique deviendra Premier ministre. Il devrait obtenir la levée des sanctions dont le Soudan fait l’objet et réintégrer le pays dans l’Union africaine. Il fera juger l’ancien président Omar el-Béchir dans le pays afin de lui garantir de ne plus pouvoir être extradé à La Haye, devant le Tribunal pénal international.

Le véritable pouvoir sera détenu par le « général » Mohammed Hamdan Daglo (dit « Hemetti »), qui n’est pas général, ni même soldat, mais chef de la milice employée par « MBS » pour mater la Résistance yéménite. Durant ce jeu de chaises musicales, la Turquie —qui dispose d’une base militaire sur l’île soudanaise de Suakin pour encercler l’Arabie saoudite— n’a rien dit.

De fait la Turquie accepte de perdre à Idleb et au Soudan pour gagner contre les mercenaires pro-US kurdes. Seul ce dernier enjeu est vital pour elle. Il aura fallu beaucoup de discussions pour qu’elle se rende compte qu’elle ne pouvait pas gagner sur tous les tableaux à la fois et qu’elle hiérarchise ses priorités.

Les États-Unis contre le pétrole iranien

Londres et Washington poursuivent leur concurrence, entamée il y a soixante dix ans, pour contrôler le pétrole iranien. Comme à l’époque de Mohammad Mossadegh, la Couronne britannique entend décider seule ce qui lui appartient en Iran [9]. Tandis que Washington, ne veut pas que ses guerres contre l’Afghanistan et l’Iraq profitent à Téhéran (conséquence de la doctrine Rumsfeld/Cebrowski) et entend fixer le prix mondial de l’énergie (doctrine Pompeo) [10].

Ces deux stratégies se sont télescopées lors de la saisie du pétrolier iranien Grace 1 dans les eaux de la colonie britannique de Gibraltar. L’Iran a, à son tour, arraisonné deux tankers britanniques dans le détroit d’Ormuz prétendant —insulte suprême— que le principal transportait du « pétrole de contrebande », c’est-à-dire du pétrole subventionné iranien acheté par Londres au marché noir [11]. Lorsque le nouveau Premier ministre, Boris Johnson, réalisa que son pays était allé trop loin, il eut la « surprise » de voir la justice « indépendante » de sa colonie libérer le Grace 1. Immédiatement Washington émit un mandat pour le saisir à nouveau.

Depuis le début de cette affaire, les Européens font les frais de la politique états-unienne et protestent sans grandes conséquences [12]. Seuls les Russes défendent non pas leur allié iranien, mais le Droit international comme ils l’ont fait à propos de la Syrie [13] ce qui leur permet d’avoir une ligne politique toujours cohérente.

Dans ce dossier, l’Iran fait preuve d’une très grande ténacité. Malgré le virage clérical de l’élection de cheik Hassan Rohani, en 2013, le pays se réoriente vers la politique nationale du laïque Mahmoud Ahmadinejad [14]. Son instrumentation des communautés chiites en Arabie saoudite, à Bahreïn, en Iraq, au Liban, en Syrie, au Yémen pourrrait se transformer en un simple soutien. Là encore, c’est des longues discussions d’Astana que ce qui est évident pour les uns l’est devenu pour les autres.

Conclusion

Avec le temps, les objectifs de chaque protagoniste se hiérarchisent et leurs positions se précisent.

Conforme à sa tradition, la diplomatie russe ne cherche pas, à la différence de l’états-unienne, à redessiner les frontières et les alliances. Elle tente de démêler les objectifs contradictoires de ses partenaires. Ainsi a t-elle aidé l’ancien Empire ottoman et l’ancien Empire perse à s’éloigner de leur définition religieuse (les Frères musulmans pour le premier, le chiisme pour le second) et à revenir à une définition nationale post-impériale. Cette évolution est extrêmement visible en Turquie, mais suppose un changement de têtes en Iran pour se réaliser. Moscou ne cherche pas à « changer les régimes », mais certains aspects des mentalités.

https://www.voltairenet.org/article207362.html

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