États-Unis/Chine : le vieil ordre mondial a commencé à s’effriter

Pendant 30 ans, la politique mondiale a été façonnée par trois piliers incontestés : l’hégémonie américaine, la mondialisation et le dollar. Aujourd’hui, tous trois sont remis en question

Il est fort probable que 2022 restera dans les annales comme l’une des années charnières du XXIe siècle. Elle y figurera avec 2001 (attentats du 11 septembre), 2008 (crise financière mondiale) et 2020 (pandémie de covid).

On se souviendra de cette année comme étant la première après plus de trois décennies où le risque géopolitique ne pouvait plus être ignoré dans les considérations économiques et financières.

La géopolitique est importante et aujourd’hui, elle est bien plus prise en compte dans le secteur des entreprises.

L’année dernière sera probablement considérée comme un tournant, le moment où le monde a amorcé un mouvement tectonique : d’un ordre unipolaire post-guerre froide à un ordre multipolaire encore indéfini et incertain.

Au cours des trente dernières années, l’ordre mondial s’est construit sur trois grands piliers : l’hégémonie incontestée des États-Unis ; la mondialisation en tant qu’ordre économique indiscuté ; et le dollar américain en tant que monnaie de réserve et chambre de compensation financière mondiales incontestées. Aujourd’hui, ils sont tous trois remis en question.

Une politique mondiale fracturée

En 2022 s’est achevée une période faste d’une trentaine d’années – avec une faible inflation, des taux d’intérêt bas, des prix bas des matières premières et une impression monétaire débridée et un assouplissement quantitatif massif.

Les perspectives sont désormais différentes. Les dirigeants et les décideurs semblent confus et désorientés, sans parler des gouvernés. C’est un état d’esprit décrit comme une zétéophobie : une paralysie face à des choix qui pourraient changer le cours de la vie.

Selon le professeur Barry Buzan, co-auteur de The Making of Global International Relations, le soi-disant ordre mondial fondé sur des règles, et jusqu’à présent dirigé par les États-Unis, subit une transition évolutive : « La Chine, l’Inde et le monde islamique se réapproprient leur statut culturel… pas seulement leur richesse et leur pouvoir… mais aussi l’autonomie culturelle qu’ils avaient perdue. »

Véritable accident de l’histoire, il est honteux que la guerre en Ukraine ait été le catalyseur d’une telle « autonomie culturelle retrouvée ».

Le résultat net est une politique mondiale fracturée, qui a placé l’Occident et le reste du monde mondialisés sur deux voies différentes concernant le conflit et d’autres enjeux mondiaux.

Rien ne symbolise mieux cette division que les habitudes de vote au sein des différents organes de l’ONU vis-à-vis de ce conflit.

Le reste du monde mondialisé n’a pas adhéré au récit de l’Occident mondialisé selon lequel le conflit est un point d’inflexion de l’histoire, le moment où les démocraties sont appelées à se rassembler pour faire face à l’assaut des autocraties. Ils n’ont pas non plus adhéré aux sanctions adoptées pour punir la Russie.

Pour la première fois, la perception occidentale des événements mondiaux a été complètement rejetée. Un ministre des Affaires étrangères de l’un des pays du groupe des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) a résumé la situation sans équivoque : les problèmes de l’Europe et des États-Unis ne sont plus les problèmes du monde entier.

La dialectique entre l’Occident et le reste du monde mondialisé sera l’un des principaux moteurs géopolitiques des années à venir, avec pour pierre angulaire la concurrence entre les États-Unis et la Chine.

Une confrontation BRICS-G7

Un réalignement du rapport de force autour d’une confrontation BRICS-G7 est envisagé. Il existe une longue liste de pays désireux de rejoindre les BRICS.

La plupart d’entre eux, curieusement, sont des partenaires ou des alliés traditionnels des États-Unis : l’Argentine, l’Égypte, l’Arabie saoudite, la Turquie et les Émirats arabes unis (EAU).

C’est aussi l’année qui a marqué la fin abrupte de trois décennies de rapprochement de la Russie avec l’Occident.

« Qui a perdu la Russie en 2022 », ou « pourquoi la Russie s’est elle-même perdue », pourrait devenir un sujet de recherche pour des générations d’historiens.

Quant au pilier économique de l’ordre mondial, le moins que l’on puisse dire est que si l’intégration russe à l’Occident est morte, alors la mondialisation ne se porte pas bien. Certains experts ont même rédigé sa nécrologie.

Ces dernières décennies, l’économie réelle mondiale fonctionnait sur deux relations essentielles : la fourniture d’énergie russe bon marché à l’Union européenne (UE) et d’énormes flux commerciaux entre la Chine d’un côté, et l’UE et les États-Unis de l’autre. La première est de l’histoire ancienne, la seconde menacée.

Un char ukrainien tire sur des positions russes près de Kreminna, dans la région de Lougansk, le 12 janvier 2023 (AFP)
Un char ukrainien tire sur des positions russes près de Kreminna, dans la région de Lougansk, le 12 janvier 2023 (AFP)

Les approvisionnements en énergie russe devraient tomber à zéro en 2023, et leur rétablissement prochain, voire leur rétablissement tout court, est hautement incertain. Toute alternative, verte ou non, sera plus coûteuse – une condition qui pourrait également affecter la compétitivité globale de l’UE.

Quant aux marchés américain et chinois, des nuages s’accumulent. La loi américaine sur la réduction de l’inflation recrée des tensions commerciales transatlantiques, tandis que la loi sur les puces et la science, promulguée en août dernier par l’administration Biden, ressemble à une guerre technologique contre la Chine.

La Chine, principale menace pour l’Amérique

L’économie américaine a prospéré en raison de ses relations commerciales avec la Chine. Le secteur des entreprises américaines a largement externalisé la production en Chine, faisant de cette dernière l’atelier des États-Unis.

Tout le monde était content : les Chinois, avec leurs volumes d’exportation en plein essor et pour avoir obtenu le savoir-faire technologique américain ; les consommateurs américains, avec l’approvisionnement en produits bon marché achetés avec du crédit bon marché (taux d’intérêt bas ou nuls) ; les entreprises américaines, avec leurs énormes profits réalisés grâce aux coûts de main-d’œuvre chinois bon marché ; et, enfin, le Trésor américain, avec jusqu’à 1 000 milliards de dollars d’obligations souscrites par le gouvernement chinois.Désormais, tout cela est en péril.

Selon les décideurs américains, la Chine est désormais la principale menace à laquelle l’Amérique sera confrontée au XXIe siècle, un avis, dans une certaine mesure, partagé au sein de l’UE.

En effet, en une seule génération, la Chine est passée d’une économie paysanne pauvre spécialisée dans les produits à forte intensité de main-d’œuvre à une économie avancée, juste derrière les États-Unis.

Beijing est à l’avant-garde en matière de communication 5G, des batteries pour véhicules électriques et des panneaux solaires pour la production d’énergie renouvelable – sans parler de l’intelligence artificielle. Tous des secteurs clés qui décideront qui sera la tête de proue de la quatrième révolution industrielle.

Il existe des risques croissants de blocs commerciaux concurrents, provoquant des turbulences sur les marchés des matières premières, de l’énergie et des denrées alimentaires, avec d’autres conséquences négatives possibles pour les chaînes d’approvisionnement mondiales.

Le débat sur la menace chinoise est terminé à Washington et aucune preuve empirique ne pourrait pousser l’establishment américain à revoir son évaluation. En Europe, les sentiments sont encore mitigés.

Quoi qu’il en soit, en 2023, l’Europe sera confrontée à un dilemme difficile : s’aligner pleinement sur le discours américain concernant la menace chinoise et, par conséquent, revoir sa position comme elle l’a fait avec la Russie et payer des conséquences économiques encore plus graves ; ou adopter une approche plus nuancée ? Ce sera l’un des développements géopolitiques les plus importants à surveiller.

Les bases de la naissance du pétro-yuan

Une guerre économique, financière et technologique entre les États-Unis et l’UE d’un côté et la Chine de l’autre est la dernière chose dont l’économie mondiale aurait besoin à un tel moment.

L’ordre financier mondial est également attaqué.

Les BRICS et certains autres pays aspirant à les rejoindre (BRICS+) sont apparemment déterminés à se libérer d’un système exclusivement contrôlé par les États-Unis en utilisant des devises alternatives au dollar et des réseaux commerciaux et financiers alternatifs à Swift contrôlé par l’Occident et des chambres de compensation américaines pour les paiements.

Cela a apparemment commencé avec le commerce de marchandises, en particulier dans le secteur de l’énergie. Le président chinois Xi Jinping s’est récemment rendu en Arabie saoudite, où il a rencontré tous les dirigeants du Conseil de coopération du Golfe (CCG).

Son discours a jeté les bases de la naissance du pétro-yuan, visant à concurrencer le pétro-dollar.

Il a proposé « un nouveau paradigme de coopération énergétique toutes dimensions » qui, d’ici trois à cinq ans, devrait renforcer la coopération énergétique entre la Chine et le CCG dans le secteur en amont, dans les services d’ingénierie, ainsi qu’en aval, dans les transports et les raffineries.

Il a même proposé que la Bourse du pétrole et du gaz naturel de Shanghai soit la plateforme utilisée pour le règlement en yuans des échanges de pétrole et de gaz.

Les analystes du Credit Suisse ont attiré l’attention sur l’impact potentiel sur le dollar américain si tout le pétrole et le gaz envoyés en Chine étaient facturés en renminbi.

L’Inde, la Russie et le Brésil, désormais gouvernés à nouveau par Luiz Inácio Lula da Silva, pourraient suivre.

Qu’arriverait-il au dollar américain si la Banque populaire de Chine, l’Autorité monétaire de Hong Kong, la Banque de Thaïlande et la Banque centrale des EAU créaient des monnaies numériques de banque centrale permettant des transactions en temps réel, peer-to-peer, transfrontalières et de change sans impliquer la devise américaine et le réseau de banques correspondantes géré par le système du dollar américain ?

Comment les États-Unis géreraient-ils leur déficit, qui a culminé cette semaine à 31 400 milliards de dollars, si non seulement des blocs commerciaux opposés, mais aussi des systèmes financiers alternatifs émergeaient ?

On appelle maintenant ce mouvement tectonique compétition entre les grandes puissances. Compétition est un mot tellement rassurant. Il évoque le sport, un environnement régi par le fair-play, où les joueurs se serrent la main après le match.

La politique mondiale, malheureusement, se joue sur un terrain très différent. Les conflits d’intérêts pourraient prendre une tournure dangereuse – et ce que nous avons vu jusqu’à présent est tout sauf fair-play.

Au contraire, cela ressemble plus à un jeu dangereux à somme nulle.

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