Pourquoi l’Occident s’est trompé sur le « coup d’État » de Wagner et la leçon qu’il peut en tirer
De la Russie aux États-Unis en passant par la Chine, la géopolitique mondiale a été modelée principalement par des « cygnes noirs » et des « rhinocéros gris »
Est-il possible que le chef de la diplomatie européenne Josep Borrell ait, après tout, eu raison de qualifier avec provocation une grande partie du monde de « jungle » ? Cette conclusion peut être tentante, étant donné le poids actuel de la terminologie zoologique en géopolitique.
Il y a des « cygnes noirs » : des événements peu probables d’un point de vue statistique, mais qui ont un potentiel déstabilisateur énorme, en partie parce que personne ne peut les prévoir.
Il y a aussi des « éléphants dans la pièce » : des problèmes gigantesques, clairement visibles pour tout le monde, mais qui sont délibérément ignorés parce qu’ils suscitent l’embarras.
Et, plus récemment, les « rhinocéros gris » ont rejoint la partie. Il s’agit de grandes menaces visibles, annoncées par de nombreux signes qui sont ignorés de manière répétée et inexcusable.
En ce qui concerne les éléphants dans la pièce, l’inaction est considérée normale, tandis que dans le cas des rhinocéros gris, elle ne l’est pas. Ce deux poids, deux mesures tiendrait surtout aux populations affectées par ces divers événements et à la perspective depuis laquelle on juge l’action et/ou l’inaction.
On pourrait dire que les éléphants dans la pièce sont la prérogative des démocraties libérales occidentales. La crise financière de 2008 fut qualifiée de cygne noir, alors que c’était pour ainsi dire un éléphant dans la pièce. Cela tiendrait à la nécessité dédouaner les élites financières américaines qui l’avaient provoquée, contribuant à les protéger de toute responsabilités pour les énormes dommages mondiaux.
À l’inverse, la récente tentative de coup d’État du groupe Wagner en Russie pourrait être qualifié de rhinocéros gris.
Un litige commercial mué en lutte de pouvoir
Il est difficile d’avoir une idée claire de ce qui s’est produit et pourquoi. Deux considérations sont ici importantes : premièrement, il était inhabituel que le groupe Wagner annonce son coup d’État avant de passer à l’acte ; et deuxièmement, celui-ci a été exécuté à des centaines de kilomètres des centres de pouvoir de la capitale.
Dans le même temps, la couverture de ces événements par la presse traditionnelle occidentale doit être examinée avec beaucoup de prudence. Les médias ont noté que ce projet de coup d’État montrait des tensions au sein de l’armée russe, mais on le savait déjà.
Quant au fait que la tentative de putsch soit un signe du pouvoir déclinant du président Vladimir Poutine, il n’y a malheureusement pas suffisamment de preuves pour avancer cela avec certitude.
Poutine semble être au pouvoir sans qu’aucune manifestation publique significative de soutien pour Wagner n’ait eu lieu. Personne dans le cercle des intimes de Poutine n’a affiché son soutien à la tentative de coup d’État et, après sa récente rencontre avec Poutine, le sort du chef de Wagner Evgueni Prigojine reste inconnu.
Même Politico, souvent assez réceptif au récit des renseignements occidentaux, a douché l’enthousiasme pour ce qui aurait pu être un changement de régime à Moscou.
Certains organes de presse occidentaux étaient si enthousiasmés par cette possibilité qu’ils étaient même prêts à accepter le chef de Wagner comme nouveau visage d’une Russie différente et plus appréciable. Ils n’avaient bien entendu aucune idée de ce qu’ils souhaitaient.
Il est on ne peut plus probable que l’affaire Prigojine-Wagner ait été un litige commercial lié au renouvellement de contrats lucratifs avec le ministère russe de la Défense qui s’est mué en lutte de pouvoir. Suivre l’argent est généralement une bonne piste pour décoder les événements russes. Jusqu’à présent, le seul résultat appréciable est la dissimulation des faibles progrès de la contre-offensive ukrainienne.
Il est vrai que la tentative de coup d’État de Wagner a révélé des signes de fractures en Russie, mais quelle nation n’est pas fracturée de nos jours ? La France brûle une fois de plus, les syndicats de police publient des communiqués furieux sans précédent à la fois contre les manifestants qu’ils qualifient de « vermine » et contre le gouvernement pour sa passivité présumée.
Cette attitude est à deux doigts de l’insubordination. Ce n’est ni un cygne noir ni un rhinocéros gris : c’est un énorme éléphant dans la pièce, ignoré depuis des décennies. Si cela s’était produit dans un pays hors du « jardin » occidental mondial de Borrell, le récit dominant aurait utilisé des mots tels que « guerre civile, « défaillance », « effondrement », « État en déliquescence ».
Stratégie de sortie
Les vents politiques en Europe soufflent vers la droite. Cela s’est produit en Italie, en Finlande et en Grèce, et cela pourrait se produire bientôt en Espagne et aux Pays-Bas.
En Allemagne, tandis que le pays subit la désindustrialisation consécutive aux sanctions russes, le parti d’extrême droite Alternative für Deutschland monte dans les sondages.
Le véritable problème est de savoir si la droite européenne sera authentiquement souveraine, comme elle le prétend sans relâche, ou si elle cédera pleinement à l’ordre atlantique. Dans le premier cas, l’Europe serait un acteur de la politique mondiale. Dans le second, elle serait condamnée à une inutilité perpétuelle.
Si « suivre l’argent » est une règle valide pour décrypter la politique russe, « suivre Bill Burns » (le directeur de la CIA) pourrait être une règle tout aussi valide pour décrypter la politique étrangère américaine. Le directeur de la CIA a toutes les qualités qu’on attend de l’un des plus hauts mandarins de la diplomatie américaine.
Si l’ancien président George W. Bush avait suivi les conseils de Burns dans un câble aujourd’hui légendaire envoyé depuis Moscou (où il était ambassadeur) en 2008, aujourd’hui il n’y aurait sans doute pas le chaos en Ukraine.
Récemment, Burns s’est secrètement rendu en Ukraine. On ne connaît pas la véritable teneur du message. Généralement, le directeur de la CIA délivre des messages déplaisants. Il est possible qu’on ait demandé aux dirigeants de Kyiv de revoir leurs attentes et d’adopter une approche plus réaliste du conflit avec la Russie.
Washington pourrait être à la recherche d’une stratégie de sortie. En ce qui concerne de possibles négociations, la seule opportunité désormais est celle poursuivie par le pape François via le président de la conférence épiscopale italienne, le cardinal Matteo Zuppi, un homme doté d’une grande expérience diplomatique.
Pour l’instant, Zuppi en est à l’étape préliminaire, se concentrant sur les problèmes humanitaires et sur les négociations à propos des négociations.
Si la contre-offensive ukrainienne débouche dans une impasse et se transforme en boucherie comme la bataille de Bakhmout, le président Volodymyr Zelensky pourrait voir ses options se réduire davantage.
Au-delà des discours officiels, le récent sommet de l’OTAN à Vilnius a énormément déçu Zelensky.
Colère des faucons de Washington
Se déplaçant en Asie, Burns s’est également rendu en Chine avant le secrétaire d’État Antony Blinken et la secrétaire du Trésor Janet Yellen. Un nouveau lapsus du président Biden aurait écorné la visite de Blinken.
En ce qui concerne celle de Yellen, trop d’attention a été portée aux courbettes répétés qu’elle a faites avant de rencontrer un responsable chinois, ne faisant qu’accroître la colère des faucons de Washington. Elle n’a annoncé aucune percée majeure dans les relations économiques entre les États-Unis et la Chine.
Avant Blinken et Yellen, un certain nombre de magnats de la finance et de la tech se sont rendus en Chine, notamment Tim Cook (Apple), Elon Musk (Tesla), Bill Gates (Microsoft) ainsi que Jamie Dimon (JP Morgan). Peut-on raisonnablement supposer qu’ils ont transmis des messages identiques à ceux des cadres de l’administration Biden ? C’est peu probable.
Avec un peu de chance, les magnats américains comprennent ce que l’administration Biden a toujours du mal à comprendre : que de la perspective des dirigeants chinois, il n’y a aucune différence entre les politiques de dissociation et d’atténuation des risques, qui nuisent toutes deux à la fois à la Chine et à sa croissance économique.
Se dissocier de la Chine est un énorme éléphant dans la pièce pour l’économie mondiale – l’un de ceux que personne ne souhaite vraiment affronter. Certains conseillers en communication ont qualifié cette politique « d’atténuation des risques » dans l’espoir de résoudre le problème par une astuce sémantique.
Les dirigeants chinois ne vont pas tomber dans le panneau, tout comme ils ne tomberont pas dans le panneau de l’absurde notion américaine selon laquelle Washington ne vise pas à « encercler la Chine », comme la effrontément déclaré Biden dans une interview avec CNN – malgré les 313 bases militaires américaines qui encerclent la Chine.
Pour trouver des adultes dans la salle (de cellule de crise) de la politique étrangère américaine, il pourrait être nécessaire de regarder ailleurs qu’à la Maison-Blanche et qu’aux départements d’État et de la Défense.
En attendant, la meilleure décision que pourrait prendre Biden – avant qu’il ne soit trop tard – serait d’apporter des changements à son équipe. Il pourrait commencer par mettre un mandarin spécialiste et estimé, qui – honteusement – n’a pas écouté lors d’un moment décisif crucial pour la politique étrangère américaine, à la barre du département d’État. Malheureusement, Biden devrait alors trouver un autre Bill Burns pour diriger la CIA et cette tâche ne serait pas aisée.
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