Les guerres américaines, culturelles comme réelles, ont divisé le monde

L’exceptionnalisme démocrate de Biden risque d’aggraver les fractures causées par les inégalités du néolibéralisme. Ce 8 novembre, les élections américaines de mi-mandat fourniront une indication du discours qui va prendre le dessus. Et leurs conséquences pourraient dépasser les États-Unis

J’ai fréquemment utilisé le concept d’exceptionnalisme américain pour expliquer la politique étrangère américaine. À toute fins pratiques, l’exceptionnalisme américain est une idéologie qui englobe l’ensemble de l’échiquier politique américain, des démocrates aux républicains.

Le slogan MAGA (Make America Great Again) de l’ancien président Donald Trump est lui aussi une forme d’exceptionnalisme américain, bien qu’il semble moins déterminé à recourir à la force pour imposer les principes et valeurs américaines à travers le monde.

Selon un rapport du service de recherche du Congrès, sur les 469 interventions militaires américaines à travers le monde depuis 1798, plus de la moitié (soit un total de 251) ont eu lieu entre 1991 et 2022 (AFP/US Navy)
Selon un rapport du service de recherche du Congrès, sur les 469 interventions militaires américaines à travers le monde depuis 1798, plus de la moitié (soit un total de 251) ont eu lieu entre 1991 et 2022 (AFP/US Navy)

Dans son livre L’Ordre du monde, Henri Kissinger a défini cet exceptionnalisme comme la croyance en le fait que les principes américains sont « universels et que les gouvernements qui ne les pratiquent pas ne sont pas totalement légitimés ».

Cette notion est si ancrée dans la « pensée américaine » qu’elle induit la croyance en le fait « qu’une partie du monde vit dans une situation insatisfaisante et provisoire et qu’un jour, elle sera sauvée [par l’Amérique] ».

La conséquence ultime d’une telle doctrine est le conflit latent entre les États-Unis et ces pays qui ne s’alignent pas avec les « principes universels » américains. Depuis la fin de la Guerre froide, ce conflit est devenu paradoxalement plus manifeste.

Le néolibéralisme, épicentre de ces tensions

Selon un rapport du Service de recherche du Congrès, sur les 469 interventions militaires américaines à travers le monde depuis 1798, plus de la moitié (soit un total de 251) ont eu lieu entre 1991 et 2022.

En deux siècles et demi, les principes américains hérités de la Révolution américaine contre la couronne britannique et codifiés dans la Déclaration d’indépendance et la Constitution ont joué un rôle significatif dans la façon dont les démocraties et les libertés mondiales ont été modelées, améliorant spectaculairement le mode de vie de l’humanité et le progrès.

Au XXe siècle, les États-Unis ont fourni une contribution exceptionnelle à la cause de la liberté de la démocratie et à la lutte fructueuse contre le totalitarisme. Mais ces dernières décennies, des fractures sont apparues sur certaines valeurs et certains principes fondamentaux, remettant en question le leadership mondial du pays.

En ce qui concerne l’un des piliers du leadership américain, l’économie capitaliste, il existe des cultures et traditions où les intérêts de la communauté l’emportent sur l’individualisme – et cela affecte les choix du marché.

Ces choix englobent l’ampleur de la régulation des marchés et l’acceptation de certains accords commerciaux, la façon de mettre en œuvre les demandes des institutions financières internationales et l’application ou non de sanctions contre certaines nations.

Au cours des quarante dernières années, le néolibéralisme a été l’épicentre de ces tensions. Son obsession de la main cachée du marché, la privatisation, la dérégulation et le laissez-faire économique ont produit d’importantes inégalités et des effondrements financiers, qui à leur tour ont engendré récessions et nouvelles inégalités.

Le résultat net est une période de colère globale qui n’épargne pas les démocraties occidentales, comme le confirme l’agitation politique qui a secoué les sociétés américaines et européennes ces dernières années.

En résumé, ces « dogmes » autrefois indiscutables, comme le consensus de Washington ou There Is No Alternative (TINA, « il n’y a pas d’alternative »), sont aujourd’hui ouvertement remis en cause.

D’autres fissures apparaissent en matière de valeurs culturelles et de traditions. Il y a un débat très tranché au sein des sociétés occidentales sur la promotion ou la restriction des droits civiques, affectant principalement les problèmes d’identité tels que le genre, le mariage gay, les droits des LGBTQI+, les valeurs familiales et le droit à l’avortement.

Récemment a émergé la nette impression que certaines valeurs fondamentales de l’exceptionnalisme américain (occidental) sont actualisées via les politiques identitaires libérales-wokes poussées par les activistes. Cette réalité se reflète dans le vif débat culturel qui consume à la fois les démocrates et les républicains.

La bataille entre le bien et le mal

Est-il alors possible que, dans le mantra démocratie contre autocratie dont se sert le président Joe Biden depuis son arrivée au Bureau ovale, le mot « démocratie » ait désormais une signification plus large qui peut également en comprendre la culture woke ?

Cette signification actualisée semble affecter l’Europe également, les institutions européennes reflètent clairement cette tendance via les initiatives spécifiques façonnées par la culture du politiquement correct – une approche qui génère des réactions hostiles dans différents États membres de l’Union européenne.

Et ainsi nous sommes face à un exceptionnalisme américain actualisé dont la définition pourrait être revue comme l’exceptionnalisme du (Parti) démocrate – une version qui identifierait à la fois des ennemis extérieurs (tels que les régimes autocratiques en Russie, en Chine et en Iran) et intérieurs (Trump et ses adeptes) en utilisant des éléments de la culture woke ?

Ce qui est certain, c’est que le manichéisme, qui interprète l’histoire comme une lutte sans fin entre le bien et le mal, est aujourd’hui le principal outil utilisé pour dépeindre et présenter ces positions et discours. C’est vrai au niveau mondial, en ce qui concerne la guerre en Ukraine et les conflits dans d’autres poudrières, telles que la Chine et l’Iran – mais malheureusement, le manichéisme colore de plus en plus le débat au sein de nombreuses sociétés occidentales.

C’est une logique binaire, un état d’esprit qui risque de radicaliser davantage la notion du « nous contre eux ». Et cette même logique façonne les relations internationales qui se rapprochent rapidement d’un point de non-retour.

Le récent discours du président russe Vladimir Poutine célébrant l’annexion de quatre régions ukrainiennes partiellement occupées par les troupes russes a semblé sonner le glas de toute chance de réconciliation avec l’Occident, suggérant l’émergence d’un abysse infranchissable.

Le président russe Vladimir Poutine s’exprime lors d’un sommet à Astana, le 14 octobre 2022 (AFP)
Le président russe Vladimir Poutine s’exprime lors d’un sommet à Astana, le 14 octobre 2022 (AFP)

 

 

Certains extraits en disent long : « [Les nations occidentales] voient notre pensée et notre philosophie comme une menace directe. C’est pourquoi elles cherchent à assassiner nos philosophes », déclarait Poutine, ajoutant que les élites occidentales « divisent le monde entre leurs vassaux – les soi-disant pays civilisés – et les autres qui… doivent être ajoutés à la liste des barbares et des sauvages ».

Il a ajouté : « Qu’est-ce, sinon du racisme, que la conviction dogmatique de l’Occident selon laquelle sa civilisation et sa culture néolibérale sont un modèle indiscutable à suivre par le monde entier… [les élites occidentales] sont déjà passées au déni radical de la morale, de la religion et des valeurs familiales. »

Fossé abyssal

Dans cette veine, Poutine a posé un certain nombre de questions parmi lesquelles : « Voulez-vous avoir ici, dans notre pays, en Russie, un “parent un, parent deux et parent trois”… au lieu de mère et père ? Voulons-nous mettre dans la tête [de nos enfants] l’idée qu’il existe d’autres genres, en plus de homme et femme, et de leur proposer des opérations de changement de sexe ? »

Qualifiant ces politiques d’« inacceptables », Poutine a accusé l’Occident de viser « toutes les sociétés » en « renonçant complètement à ce que signifie être humain, en renversant la foi et les valeurs traditionnelles et en supprimant la liberté ».

On constate non seulement un fossé abyssal entre la Russie et l’Occident, mais également au sein des États-Unis eux-mêmes. On peut tirer cette conclusion du discours de Biden début septembre, lorsqu’il a déclaré que l’« Amérique est à un point d’inflexion, l’un de ces moments qui déterminent la forme de toute chose à venir. »

L’exceptionnalisme démocrate de Biden semble viser non seulement ceux qu’il perçoit comme ses ennemis extérieurs, mais également une grande partie du peuple américain : « Donald Trump et les républicains du courant MAGA représentent un extrémisme qui menace les fondations mêmes de notre République… il ne fait aucun doute que le parti républicain aujourd’hui est dominé, emmené et intimidé par Donald Trump et les républicains du courant MAGA, et c’est une menace pour ce pays. »

L’exceptionnalisme américain s’est aliéné de nombreux pays et cultures à travers le monde avec son deux poids, deux mesures. L’exceptionnalisme démocrate risque de fracturer davantage et d’aliéner des franges des sociétés démocratiques occidentales qui ont déjà – et copieusement – été pénalisées par les inégalités du néolibéralisme.

Ce 8 novembre, les élections américaines de mi-mandat fourniront une indication du discours qui va prendre le dessus, et leurs conséquences pourraient dépasser les États-Unis.

Les récentes élections en France, en Suède et en Italie – où les partis d’extrême droite ont connu un certain succès – pourraient présager du verdict.

https://www.middleeasteye.net/fr/opinionfr/etats-unis-trump-biden-guerres-democratie-imperialisme-divisions

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