La guerre révèle les failles de notre système économique

Alastair Crooke écrit qu’en Amérique, comme en Europe, il y a une peur et une colère de désintégration du système

Le naufrage était attendu depuis si longtemps que nous nous sommes étions habitués à vivre avec ce risque. La vie continuait ; les marchés étaient convaincus que la subvention au mode de vie du marché fournie par les banques centrales se poursuivrait sans relâche. Et non sans une bonne raison : toute déception des traders face à l’action de la Banque centrale, toute baisse des marchés, provoquait une crise collective qui conduisait les banques centrales à des mesures d’apaisement immédiat. Nous avions du mal à imaginer un changement.

Maintenant, nous sommes entrés à bien des égards dans une nouvelle ère. L’Occident est en guerre contre la Russie et la Chine. Cependant, l’Occident n’a pas anticipé cette situation et découvre aujourd’hui que la guerre révèle cruellement les rigidités structurelles et les défauts inhérents à son propre système économique, plutôt que d’attaquer les faiblesses de ses rivaux.

Pourquoi cette nouvelle ère est-elle si dangereuse ? Premièrement, en raison de ce qui se cache « sous les pierres ». Des contradictions structurelles se sont accumulées au fil des décennies, cachées par les dessous sombres et humides des pierres. Dissumulées par le résultat économique fortuit (pour les États-Unis) de la Seconde Guerre mondiale, et la combinaison tout aussi fortuite de facteurs qui ont maintenu l’inflation à un niveau bas (si bas que les économistes occidentaux pensaient avoir trouvé le Saint Graal de « l’assouplissement » monétaire – ils avaient banni à jamais les récessions). Si simple, vraiment, il suffit d’activer la planche à billets !

L’orgueil l’a emporté. C’était magique : une « nouvelle économie ». Et puis, par inadvertance, l’équipe Biden a donné des coups de pied dans les pierres dans son empressement à réduire la taille de la Russie (en promouvant des sanctions et en volant les réserves étrangères de la Russie). Et l’inflation était le serpent sous le rocher. Longtemps latent, invisible, mais toujours présent. Et non plus un serpent, mais maintenant plusieurs.

Ainsi, les serpents de l’inflation – à une époque d’échec économique structurel – sont relâchés, comme ils le sont toujours en temps de guerre. Et à mesure que la pression monte, des choses et des gens sont jetés sous un bus. La « guerre » apporte de la clarté : il devient parfaitement clair quels bagages doivent passer par-dessus bord pour sauver le navire.

Sauver le navire, bien sûr, est impératif. Ainsi, l’Amérique a décidé de s’occuper « des siens ». Le plan de Davos-Bruxelles visant à terme à regrouper les banques commerciales européennes surendettées en une seule monnaie numérique contrôlée par Bruxelles est soudainement perçu – comme si des écailles étaient tombées des yeux – comme menaçant potentiellement de percer la coque sous la ligne de flottaison.

Ce que cela révèle, c’est que le « jeu dollar fort – dollar faible » – en tandem avec les sanctions du Trésor – « n’a pas été si mauvais » pour les grandes banques de New York ! Pourquoi laisser les Européens récupérer tous ces actifs en difficulté qui surgissent en temps de crise ? Pourquoi permettre à la grande sphère bancaire américaine de se dissoudre dans un monde d’applications fin-tech ? [Entreprises du secteur de l’innovation technologique applicable aux services financiers et bancaires, NdT] Pourquoi priver les premiers de leurs droits de razzia historiques ? Pourquoi s’arrêter maintenant parce que les Européens veulent Davos.

Ainsi, les grandes banques américaines pensent, laissez la BCE – et par extension la zone euro – « tomber sous le bus ». La coordination de la politique avec la BCE a de toute façon lié les mains de la Fed pour gérer les affaires à son avantage.

Avec la « guerre », les serpents sortent en rampant. Encore une fois, une clarté absolue se dégage : ce qui a fonctionné lorsque l’inflation était inférieure à 2 % ne fonctionnera pas avec une inflation à deux chiffres. L’ère de la faible inflation était dominée par le dogme monétariste. Et ainsi, cela a également engendré des contradictions structurelles. Même des augmentations modérées des taux d’intérêt risquent désormais d’éviscérer les obligations et les entreprises américaines fortement endettées, et pourtant elles ne seront toujours pas assez élevées pour endiguer l’inflation. La hausse des taux de 75 points de base de la Fed est une goutte d’eau par rapport à ce qui sera nécessaire pour ralentir la crise inflationniste

Que faire ? Avec la guerre vient l’inflation et une baisse du nombre de ceux qui sont prêts à financer les besoins d’emprunt du gouvernement américain – alors que les intérêts dus sur 30 000 milliards de dollars explosent. Les taux d’intérêt doivent donc augmenter (même s’ils ne font rien pour enrayer l’inflation) pour conserver la « valeur » des bons du Trésor. Le consommateur américain sera également jeté sous le prochain bus alors que l’inflation montera en flèche.

Cependant, la hausse des taux n’a pas suffi à attirer les investisseurs extérieurs sur les marchés des bons du Trésor, les bons du Trésor étant désormais confrontés au pire effondrement du marché obligataire depuis un demi-siècle. Cela a conduit la Chine à diminuer ses avoirs en bons du Trésor américain à leur niveau le plus bas en 12 ans, et le Japon, autrefois un pilier solide de l’investissement américain, réduit également ses avoirs.

La baisse des bons du Trésor américain ainsi que la baisse continue du dollar américain en tant que monnaie de réserve mondiale conduisent à une chose : plus d’inflation ; plus de douleur.

Voici une autre contradiction structurelle soulevée par l’ère monétariste. Théoriquement, si la Fed demande suffisamment (en rendant les gens si pauvres qu’ils ne peuvent plus consommer), l’inflation peut rapidement être abaissée à 2%. Un énorme soupir de soulagement s’ensuit – la Fed peut-elle alors recommencer à imprimer de l’argent ? Pas si vite, s’il vous plaît – ce résultat est une « pensée de groupe monétariste ». Cela fait partie de la stratégie : le récit d’aujourd’hui est que la Fed peut augmenter les taux d’intérêt jusqu’à la fin de l’année ; matraquer le consommateur inconscient ; puis redémarrer les presses à imprimer, de sorte que la subvention au mode de vie du marché soit à nouveau « en marche ».

C’est la guerre, stupide (pour déformer les propos du président Clinton). Si vous appliquez un marteau de sanctions sur un réseau d’approvisionnement complexe et fragile juste à temps, vous aurez des blocages d’approvisionnement, et l’inflation des coûts est inévitable. Ouvrir le robinet de l’argent lorsque vous faites face à une inflation générée par l’offre ne fera que ramener la dynamique inflationniste dans le système. Ce que la Fed essaie de faire, c’est de garder intacts certains avantages d’une monnaie de réserve, à un moment où la valeur des marchandises en tant que moyen de négociation retient l’attention du monde.

Qu’est-ce que cela signifie probablement en termes de politique pratique? Eh bien, les crises du coût de la vie sont déjà là, tout comme le début des remous politiques qui s’ensuivent. La BCE a annoncé la semaine dernière la fin des achats d’actifs et n’a rien mis en place. Tout ce que la BCE a dit, c’est qu’elle travaillerait sur un instrument d’urgence.

Il y a donc clairement une urgence ; pourtant il n’y a pas de nouvel instrument et il n’y en aura pas. La BCE peut utiliser un outil de QE existant pour acheter ou non un nombre illimité d’obligations souveraines. C’est un choix, pas un nouvel outil.

L’euro n’est qu’un dérivé du dollar (qui est lui-même un dérivé de la garantie sous-jacente). L’Eurosystème (pour utiliser une métaphore militaire) a été construit pour protéger des lignes défensives existantes, statiques : ce n’est pas une force militaire expéditionnaire itinérante et mobile.

La base systémique de la zone euro a été l’engagement absolu de la BCE de maintenir l’obligation allemande à 10 ans à une cote corrélée aux bons du Trésor américain à 10 ans (ce sont respectivement les deux points d’ancrage de valeur qui sous-tendent le fonctionnement de la zone euro).

Et, à mesure que les taux d’intérêt augmentent aux États-Unis, cela doit se refléter dans le Bund (pour préserver sa valeur) – car les obligations souveraines représentent la garantie à fort effet de levier sur laquelle repose (ou non) l’édifice bancaire européen. Si la valeur, disons, des garanties italiennes baisse, une boucle catastrophique financière s’installe, comme ce fut le cas en 2012. En un mot, la zone euro pourrait potentiellement s’effondrer.

A 2% d’inflation, les obligations souveraines européennes pourraient être maintenues plus ou moins alignées. À 8 %, ils ne le peuvent pas. Et le marché obligataire se fragmente. Les écarts entre les obligations des États ont explosé ces dernières semaines. En guise de palliatif, la BCE semble vendre des bunds allemands pour acheter de la dette italienne.

Qu’est-ce que cela présage pour l’avenir ? Christine Lagarde nous a donné un indice de ce qui pourrait arriver en ne laissant aucun doute sur le fait que la BCE essaierait au moins de résister. Elle a déclaré lors d’une conversation à la London School of Economics que la BCE ne se soumettrait pas à la domination financière. La domination financière est un concept plus large que la domination budgétaire, car elle inclut le renflouement des banques et autres institutions financières, ainsi que les besoins d’emprunt du gouvernement.

Ce qui ressemble beaucoup à déclarer être prête à jeter les banques de l’UE – ou les pays, ou les deux – sous un bus. Le QE aggraverait bien sûr l’inflation et les spreads. [Ecart entre le cours d’achat et le cours de vente, NdT]

Mais les États frugaux du Nord accepteraient-ils ? Ne préféreraient-ils pas opter pour une mini-zone euro tronquée et frugale en jetant le Portugal, l’Italie, la Grèce et l’Espagne sous le bus ?

Cela pourrait effectivement au moins sauver un noyau du « projet » de l’euro en éliminant les États les plus faibles et en réservant l’euro aux économies du nord les moins endettées. La conséquence serait une Europe imitant ce que Wall Street a fait à la Russie à l’époque d’Eltsine : c’est-à-dire, imaginez-la comme l’Italie, avec ses actifs « privatisés » et vendus pour 1 dollar (comme Draghi l’a fait une fois pour Banco Popular dont il avait la direction lorsqu’il était directeur de la BCE, puis vendu à Santander pour 1 euro).

Pour l’instant, il semble que les élites européennes n’ont pas senti le danger. Elles sont entrées dans une guerre, et déjà trois changements tectoniques géopolitiques majeurs sont visibles. Premièrement, la « rébellion » de Poutine a incité le reste du monde à dire qu’ils en avaient assez avec « l’occidentalisation » (c’est-à-dire le type de colonialisme prédateur et cupide qui a caractérisé la politique étrangère occidentale). Par tous les moyens, soyez « l’Occident », mais pas « Occidentaliste » ; soyez « Européen », mais pas « missionnaire des valeurs de l’UE », suggèrent les non-occidentaux.

Deuxièmement, les électeurs européens ne recherchent pas des marchés ou des structures réglementaires plus efficaces. Alors que les vents froids de la récession soufflent, ils se tournent vers leurs dirigeants pour se protéger des marchés et des absurdités réglementaires. Ils sentent le danger que des « boucles catastrophiques » inconnues fassent imploser des pans de leur économie. Ils commencent à comprendre que dans les guerres, les rivaux ripostent aussi. La guerre est ce qu’elle est.

Le risque lié à la crise du coût de la vie est facile à appréhender. Le risque de pénuries alimentaires supplémentaires est presque incalculable. Mais ce que nous observons depuis l’Amérique, et le récent tour des élections à l’Assemblée française, c’est une politique normale mise en échec ; une méfiance sociale ; des réserves accrues à l’égard de la légitimité de l’autorité centrale ; et un scepticisme et des doutes croissants sur la SCIENCE idéologisée.

Aux États-Unis, il est évident qu’une séparation centrifuge se reflète dans les flux migratoires : l’échec et la toxicité de la politique conduisent les Américains à vouloir vivre parmi leurs homologues partageant les mêmes idées. C’est, pour ainsi dire, un Ben Op [une recherche, NdT] politique – un mouvement de masse littéral et géographique pour vivre au milieu de « chariots disposés en cercle ». Et dans des États comme la Floride et le Texas (avec leur immigration clairement tribale), une auto-affirmation croissante en opposition au gouvernement fédéral.

Troisièmement, il y a en Amérique – comme en Europe – la peur, et aussi la colère, face à la désintégration du système. La peur, alors que les villes deviennent à la fois violentes et mal administrées. La situation dans les aéroports européens au cours de ces dernières semaines de pur chaos et de files d’attente incroyables donne un avant-goût de l’angoisse qui se déchaîne envers les systèmes distants et techno fragiles qui se figent simplement sous la pression, déclenchant à la fois colère et griefs.

La guerre, même une guerre de choix, révèle toujours la fragilité des systèmes complexes. Un article paru dans Atlantic a récemment noté que si « vous, en tant que professionnel urbain typique de la génération Y, vous vous réveillez sur un matelas Casper, vous vous musclez avec un Peloton, vous vous rendez dans un WeWork, commandez sur DoorDash pour le déjeuner, prenez un Lyft pour rentrer chez vous et commandez à dîner par Postmates pour réaliser ensuite que votre partenaire a déjà commencé un repas Blue Apron, votre ménage a, en une journée, interagi avec huit entreprises non rentables qui ont collectivement perdu environ 15 milliards de dollars en un an. »

Il s’agit d’une subvention au style de vie du millénaire qui peut disparaître en un clin d’œil (ou en une seule hausse d’un taux d’intérêt). C’est un mirage. Un de ceux qui reflètent les absurdités du culte de la technologie à l’ère des taux d’intérêt zéro. Ce sera bientôt un souvenir.

Pourtant, si nos diverses crises s’arrêtent à de si petits désagréments, nous aurons de la chance. Au contraire, nous pourrions bien voir des mouvements idéologiques (comme probablement la classe moyenne supérieure, issue de la sphère des cols bleus) se diviser ; une partie restant dominante et d’autres recherchant la violence et la révolution, comme l’ont fait les groupes Baader-Meinhof et les Brigades rouges. dans l’Europe des années 1970.

Aux États-Unis, il y a déjà des indices de telles actions armées issues de fractions du mouvement pro-avortement, mais en Europe (et particulièrement en Allemagne), on peut voir la colère provenant des militants radicaux du climat, furieux de constater que c’est le transition énergétique qui sera jetée sous le bus, alors que les États peinent à faire du mieux qu’ils peuvent pour maintenir un système à flot, le moins cher possible. La survie de soi prend invariablement la priorité, écartant les autres intérêts.

Wolfgang Münchau a noté qu’un livre de l’universitaire et militant climatique suédois Andreas Malm porte le titre Comment faire sauter un pipeline. Son message le plus important était un cri de guerre pour que les militants du climat brûlent et détruisent toutes les machines émettant du CO2. Il a également invoqué la déclaration la plus célèbre de Meinhof : il est temps de passer de l’opposition à la résistance.

Source : The Art World, Alastair Crooke, 28-06-2022

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

https://www.les-crises.fr/la-guerre-revele-les-failles-de-notre-systeme-economique-alastair-crooke/

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